•  

    Il est clair qu'il y a deux mondes qui s'affrontent :

    celui où l'individuation est réelle, créatrice et dont le talent est mutilé par des approches trop verticales, pas assez respectueuses de l'expertise propre, sans parler du fait que seule cette approche de gouvernance est réellement efficace en terme de compréhension de la complexité des enjeux, et surtout de la finesse de la réponse à apporter. Mais hélas, le haut niveau d'individuation des individus est ici nécessaire pour rendre cette approche efficace.

    Face à cela, il y a l'autre monde dans lequel les individus sont plus épris d'individualisme, et non d'individuation, parfois plus précaires, plus court-termistes, moins conscient de la spécificité des enjeux actuels, et qui oscillent entre l'appel à l'aide et la vision très illusoire d'un homme providentiel, et simultanément le refus d'un gouvernement des élites, jugées trop oligarchiques, pas assez exemplaire pour être digne d'être reconnues comme chefs.

    Le deuxième grand mouvement qui structure la société, actuellement, est bel et bien ressentimiste, du moins avec de fortes tendance à l’être : les individus sont piégés, alternant agressivité et dénigrement ; puérils, ils se sentent démunis, sans pour autant s'engager pour s’extraire de la posture de victimes. Phénomène qui fait écho à la situation clinique bien connue des patients produisant de la non-issue. Ces derniers sont extrêmement ingénieux dans l'absence de solution ; tout ce qui est proposé a déjà été tenté et c'est révélé inefficace ; tout ce qui n'a pas été tenté est dévalorisé. Leur arrogance est immense - sans doute le seul rempart défensif contre l'envahissement définitif de la mésestime de soi -, ils savent mieux que personne, eux qui ne produisent pas de solution, ce qu’est une issue. Et là, il n'y en a pas. Contre cette volonté farouche d'empêcher la production d'une issue, à la limite de la psychose, il n'est pas simple de se positionner : proposer une issue, voire plusieurs, est inmanquablement rejeté - ces patients trouvant encore leur seule jouissance dans la mise en échec de leur analyste  - ne rien proposer n'enraie pas pour autant la répétition dans la non-issue. Il faut trouver un autre seuil où œuvrer, un espace où la rivalité mimétique n'a plus de prise, ou la « comparaison » comme dirait Fanon, cesse. Il faut les sortir de ce narcissisme d'être inconsolable ou inguérissable.

    Ce refus de l'issue est pour le malade psychique le seul signe qu'il possède encore de son sujet ; telle est sa manière de faire sujet, lui ôter ce « négatif » le rend plus agressif encore. Lorsqu'on a plus que le trouble pour soi, il est quasiment impossible de l'abandonner.

     

     in "Ci-gît l'amer, guérir du ressentiment", Cynthia Fleury, Gallimard, 2020.

     #welove

     



  •  Il y a, nous l'avons mentionné, des circonstances dans lesquelles, quoi qu'on fasse pour s'en prémunir, on ne peut manquer de se sentir ébranlé et de voir nos certitudes vaciller. Ces circonstances qui confrontent les corps parlants à l'impossible à supporter sont multiples et variées, mais énumérons-en à nouveau quelques-unes déjà évoquées : la puberté, une première rencontre charnelle avec le corps de l'autre, la perte d'un être cher, la perspective d'un engagement d'envergure, la perte de son statut social, une maladie grave, et plus généralement, toute conjoncture de choix forcé, c'est à dire de choix impossible à faire, mais devant lequel il est également impossible de se dérober, d'un choix qui implique, quoi qu'il arrive, une perte radicale. 

    Ces circonstances dessinent autant de moments où l'on peut se sentir ébranlé plus ou moins radicalement de notre être, avec un sentiment qui peut aller jusqu'à s'éprouver sans recours. Ce sont autant de moments heureux et/ou malheureux où le monde peut sembler changer de face, ou notre rapport aux autres se modifie de ce fait, pour devenir parfois, même furtivement, incertain. 

    Face à l'Altérité qui se manifeste alors qu'on nous, et qui, pour être nôtres, s'éprouve toutefois toujours comme radicalement étrangère, deux actions s'offrent alors au sujet. Il peut d'abord se dérober et se haïra alors lui-même de ne pouvoir convenablement faire face à ce que les circonstances exigent de lui, à savoir un choix, un engagement qui suppose une perte. La tristesse et la dépression sont à la clé de cette dérobade. Elles dureront le tant que durera la dérobade – Lacan tenait en ce sens la dépression pour la conséquence d'une lâcheté morale . Mais un sujet peut aussi se dérober sans se haïr, et en cela sans se nuire, mais en se mettant alors à en haïr d'autres, localisant en eux la haine  qu'il s'inspire du seul fait  de ne pouvoir faire le choix qui s'imposerait. Il peut encore se haïr et en haïr d'autres tout à la fois, car la première option n'empêche pas la seconde. 

    (...)

          Un arrachement inventif

     Quoi qu'il ne puisse davantage la reconnaître comme sienne, le sujet peut (...) aussi tenir compte de l'émergence de cette Altérité, consentir à composer avec elle comme avec lui-même, et s'arracher alors résolument à la prise que la haine pourrait avoir sur lui. C'est là, dans cet arrachement inventif, que la seule voie éthique qui s'offre aux sujets susceptibles de haïr. Mais tant que dure le refus de faire une place à l'Altérité qui nous habite via l'inconfort qu'elle accompagne, la haine dure elle aussi. Nulle fatalité donc à ce que cette altérité soit rejeté et porté au compte de l'autre. Se savoir exilé d'un rapport définitivement harmonieux aux autres et au monde, et assumer la responsabilité de cet exil chaque fois qu'il se rappelle à nous, offrent ainsi quelque alternative possible à la haine.  

    C'est là, dans cette alternative, qu'il devient possible de trouver une façon vivante d'être en relation avec nos (si peu) frères humains, ce qui suppose une certaine tolérance à d'autres façons de faire face à cette dysharmonie. Tolérance, le mot est lancé ! Alors ajoutons immédiatement que la tolérance doit bien sûr connaître des limites. En l'occurrence, les limites qu'on peut fixer à l'autre, spécialement quand il nous cherche des crosses (cela arrive quelques fois), sont d'autant plus convaincantes que sa haine ne fait pas trop écho à la haine de soi. Pour pouvoir le cas échéant opposer non pas la haine à la haine, mais bien plutôt la violence qui est parfois seule susceptible de l'affaiblir – on ne fait pas reculer la haine avec les bons sentiments –, il faut non seulement savoir ne pas haïr celui qui suscite en nous cette violence, mais encore ne pas s'offrir à lui en victime expiatoire. Ainsi, si la haine fait nécessairement violence celui qui l'éprouve comme à celui qu'elle vise, toute violence n'est cependant pas signe de la haine. On peut bien en effet exercer la violence sans haine, c'est-à-dire sans viser la destruction de l'Autre en tant que tel, pour lui-même – c'est peut être d'ailleurs la seule modalité d'une violence authentiquement légitime. Par ailleurs, si la haine fait toujours signe d'une certaine lâcheté en ce qu'elle procède d'une dérobade, la violence peut bien être, à certaines conditions, l'expression du courage et de la responsabilité, ce que la haine n'est jamais.
    (...)

    Si il y a ainsi que les spécialistes de la dérobade et ceux du courage, il y a surtout autant de rapports possibles à cette Altérité qu'il y a d'êtres parlants sur terre. Et on peut bien être courageux une fois, et lâche la fois suivante, rien de garanti jamais à personne d'être définitivement droit.

     in Actualité de la haine, Anaëlle Lebovitz-Quenehen. Navarin éditeur, 2020


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         Les objets privilégiés de la haine sont choisis comme tels sur leur différence, cela est clair. C'est toujours leur différence qui est visée par la haine, que cette différence soit visible à l'œil nu, ou repérée dans un mode de jouissance plus discret et donc plus difficilement repérable.
    Une subtile doxa — subtile mais un tantinet psychologisante — considère volontiers que l'affect haineux se porte sur l'autre afin que le haineux se déleste sur lui du poids de sa propre misère. Dans cette perspective, le haï est perçu comme un objet sacrificiel dont la destruction est souhaitée, et même visée quand les circonstances le permettent, parce qu'il porte sur lui ce qu'un sujet hait de lui-même sans pouvoir le reconnaître comme sien.
    Ce retournement, classique au demeurant, fait remonter la haine de l'Autre à la haine de soi. Si cette thèse n'est pas fausse, elle manque cependant la profondeur de la haine, et la manquant, elle passe à côté de sa solidité comme de sa pérennité. La dimension apparemment irréductible de la haine n'est en effet saisissable qu'à considérer cet affect au point logique où il émerge et qui se situe en amont de la haine de soi dont on fait trop souvent l'alpha et l'oméga de la haine de l'Autre.


       La haine de l’altérité

         Soutenons en effet que plus qu'un rapport de soi à soi, la haine exprime un rapport de soi à l'Altérité qui habite chacun de nous. Cette Altérité, nous l'écrivons avec une majuscule, car elle n'est pas un autre soi qui doublerait le premier. Quoiqu'elle soit de nous, elle est plus étrangère encore à l'homme que les autres hommes ne lui sont étrangers. Elle ne s'éprouve d'ailleurs pas tous les jours, mais très spécialement dans certaines circonstances, et s'avère alors aussi intense que résolument intérieure. Lacan la repère dans ce qu'il invente de nommer un temps. la «jouissance Autre », Autre, car elle n'est susceptible d'aucune subjectivation, ni d'aucune objectivation d'ailleurs. Elle peut à peine se dire et se reconnaît surtout aux effets qu'elle produit sur le sujet. Elle est donc Autre d'abord au sujet qui l'éprouve et ensuite, par voie de conséquence, aux autres. Tâchons donc de saisir la haine à partir de cet éprouvé, car la haine est, chez le haineux, la conséquence d'un certain rapport à cette jouissance Autre, soit à l'Altérité qu'elle fait surgir.
    Cette Altérité qui nous habite, nous en faisons spécialement l'épreuve lorsque la dysharmonie aux autres qui fait notre lot, humain, trop humain, se rappelle à nous. Il y a, Nous l'avons mentionné, des circonstances Nous l'avons mentionné, des circonstances dans lesquelles, quoi qu'on fasse pour s'en prémunir, on ne peut manquer de se sentir ébranlé et de voir nos certitudes vaciller. Ces circonstances qui confrontent les corps parlants à l'impossible à supporter sont multiples et à l'impossible à supporter sont multiples et variées, mais énumérons-en à nouveau quelques-unes déjà évoquées la puberté, une première rencontre charnelle avec le corps de l'autre, la perte d'un être cher, la perspective d'un engagement d'envergure, la perte de son d'un engagement d'envergure, la perte de son statut social, une maladie grave, et plus généralement, toute conjoncture de choix forcé, c'est-à-dire de choix impossible à faire, mais devant lequel il est également impossible de se dérober, d'un choix qui implique, quoi qu'il arrive, une perte radicale.
    Ces circonstances dessinent autant de moments où l'on peut se sentir ébranlé plus ou moins radicalement dans notre être, avec un sentiment qui peut aller jusqu'à s'éprouver sans recours. Ce sont autant de moments heureux recours. Ce sont autant de moments heureux et/ou malheureux où le monde peut sembler changer de face, où notre rapport aux autres se modifie de ce fait, pour devenir parfois, même furtivement, incertain.
    Face à l'Altérité qui se manifeste alors en nous, et qui, pour être nôtre, s'éprouve toutefois toujours comme radicalement étrangère, deux options s'offrent alors au sujet. Il peut d'abord se dérober et se haïra alors lui-même de ne pouvoir convenablement faire face à ce que les circonstances exigent de lui, à savoir un choix, un engagement qui suppose une perte. La tristesse et la dépression sont à la clé de cette dérobade. Elles dureront le temps que durera la dérobade. - Lacan tenait en ce sens la dépression pour la conséquence d'une lâcheté morale (1). Mais un sujet peut aussi s'y dérober sans se haïr et en cela sans se nuire, mais en se mettant alors à en haïr d’autres, localisant en eux la haine qu'il s'inspire du seul fait de ne pouvoir faire le choix qui s'imposerait. Il peut encore se haïr et en haïr d'autres tout à la fois, car la première option n'empêche pas la seconde.
    S'il n'est donc pas faux de considérer que la haine de l'autre en passe par la haine de soi, soulignons que cette haine de soi en passe elle-même d'abord par un rejet de ce qui est à la fois le plus étranger et le plus intime en soi, cette jouissance Autre qui se manifeste toujours sous le régime de l'intrusion et de l'effraction.
    La haine (de soi ou de l'autre) fait en ce sens toujours signe du rejet de l’Altérité à soi qui habite chacun, et qui se manifeste spécialement dans les grands moments d'une existence. Si cette intime Altérité n'est pas elle-même négative, la passion de l'ignorance (2) dont elle fait électivement l'objet, engendre la haine à titre d'effet secondaire. Mais haïr n'est pas la seule option qui se présente à ceux qui s'éprouvent subitement étrangers à eux-mêmes. Fort heureusement, d'ailleurs ! Venons-en donc à la troisième option qui se présente alors à un sujet.

       
      Un arrachement inventif


         Quoiqu'il ne puisse pas davantage la reconnaître comme sienne, le sujet peut en effet aussi   tenir compte de l'émergence de cette Altérité, consentir à composer avec elle comme avec lui-même, et s'arracher alors résolument à la prise que la haine pourrait avoir sur lui. C'est là, dans cet arrachement inventif, qu'est la seule voie éthique qui s’offre au sujet susceptible de haïr. Mais tant que dure le refus de faire une place à l'Altérité qui nous habite et à l'inconfort qui l'accompagne, la haine dure elle aussi. Nulle fatalité donc à ce que cette Altérité soit rejetée et portée au compte de l'autre. Se savoir exilé d'un rapport définitivement harmonieux aux autres et au monde, et assumer la responsabilité de cet exil chaque fois qu'il se rappelle à nous, offrent ainsi quelque alternative possible à la haine.

    C'est là, dans cette alternative, qu'il devient possible de trouver une façon vivante d'être en relation avec nos (si peu) frères humains, ce qui suppose une certaine tolérance à d'autres façons de faire face à cette dysharmonie. Tolérance, le mot est lancé ! Alors ajoutons immédiatement que la tolérance doit bien sûr connaître des limites. En l'occurrence, les limites qu'on peut fixer à l'autre, spécialement quand il nous cherche des crosses (cela arrive quelquefois), sont d'autant plus convaincantes que sa haine ne fait pas trop écho à la haine de soi. Pour pouvoir le cas échéant opposer non pas la haine à la haine, mais bien plutôt la violence qui est parfois seule susceptible de l'affaiblir — on ne fait pas reculer la haine avec les bons sentiments —, il faut non seulement savoir ne pas haïr celui qui suscite en nous cette violence, mais encore ne pas s'offrir à lui en victime expiatoire. Ainsi, si la haine fait nécessairement violence à celui qui l'éprouve comme à celui qu'elle vise, toute violence n'est cependant pas signe de la haine. On peut bien en effet exercer la violence sans haine (3), c'est-à-dire sans viser la destruction de l’autre en tant que tel, pour lui-même - c'est peut-être d'ailleurs la seule modalité d’une violence authentiquement légitime. Par ailleurs, si la haine fait toujours signe d’une certaine lâcheté en ce qu’elle procède d'une dérobade, la violence peut bien être, a certaines conditions, l'expression du courage et de la responsabilité, ce que la haine n'est jamais.
    C'est donc enfin dans ce rapport éthique à l'Altérité qui nous habite qu'il y a quelque chance de s'en faire une alliée, si elle parvient à ne pas se dégrader en haine. Si cette Altérité est, en tant que telle, en deçà du bien et du mal, ni bonne ni mauvaise, antéprédicative (4), seul le rapport qu'on y entretient pour son propre compte peut être bon ou mauvais. Il peut ainsi produire le meilleur comme le pire : le meilleur si l’on consent à s'en faire responsable comme de soi-même, voire à prendre appui sur la béance qu'elle ouvre, et le pire, si on la rejette dans la haine (de soi et/ou de l'autre) pour n'en rien savoir.
    S'il y a ainsi les spécialistes de la dérobade et ceux du courage, il y a surtout autant de rapports possibles à cette Altérité qu'il y a d'êtres parlants sur cette terre. Et on peut bien être courageux une fois et lâche la foi suivante, rien ne garantit jamais à personne d'être définitivement droit. Le courage est ainsi toujours à reconquérir en son fond. Si une psychanalyse se mène jusqu'à un certain terme, c'est précisément celui où un sujet consent à composer avec cette intime altérité comme avec lui-même. Elle le mène en effet à ce point où cette Altérité s'avère être ce qu'il a tout à la fois de plus y entretient. C'est donc depuis une position éthique est possible de faire usage de cette Altérité, plutôt que de se laisser aspirer dans le ravage ou de la rejeter dans la haine.

    1. Cf. Lacan J., « Télévision », op.cit., p. 526.
    2. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p.110.
    3. Cf. Miller J.-A., « Enfants violents », op.cit., p. 24.
    4. Cf. Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, N°77, février 2011, p. 147.

     

    extrait gentiment du très bon livre d'Anaëlle Lebovits-Quenehen 'Actualité de la haine: une perspective psychanalytique' édition navarin, 2020.


     > ce qui peut rendre certaines discussions compliquées ou même impossibles


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    ... ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l'on connaît et dont on sait qu'ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule. Et dans le but de s'appuyer sur des arguments fondés et non sur des sentences sans appel ; et pour écouter les raisons de l'autre et s'y rendre ; des gens dont on sait enfin qu'ils font grand cas de la vérité, qu'ils aiment entendre de bonnes raisons, même de la bouche de leur adversaire, et qu'ils ont suffisamment le sens de l'équité pour pouvoir supporter d'avoir tort quand la vérité est dans l'autre camp. Il en résulte que sur cent personnes il s'en trouve à peine une qui soit digne qu'on discute avec elle. Quant aux autres, qu'on les laisse dire ce qu'elles veulent car desipere est juris gentium (C'est un droit des gens que d'extravaguer) et qu'on songe aux paroles de Voltaire "La paix vaut encore mieux que la vérité." Et un proverbe arabe dit : "À l'arbre du silence est accroché son fruit : la paix."

    Toutefois, en tant que joute de deux esprits, la controverse est souvent bénéfique aux deux parties car elle leur permet de rectifier leurs propres idées et de se faire aussi de nouvelles opinions. Seulement, il faut que les deux adversaires soient à peu près du même niveau en savoir et en intelligence. Si le savoir manque à l'un, il ne comprend pas tout et n'est pas au niveau. Si c'est l'intelligence qui lui manque, l'irritation qu'il en concevra l'incitera à recourir à la mauvaise foi, à la ruse et à la grossièreté." 

    in Dialectique éristique, Arthur Schopenhauer, 1831


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    Goût changé. Le changement du goût général est plus important que celui des opinions ; les opinions, avec toutes les preuves, les réfutations et toute la mascarade intellectuelle ne sont que des symptômes d’un changement de goût et certainement pas, ce pour quoi on les tient encore généralement, les causes de ce changement de goût. (...)

    / mais (des individus) ont le courage d’avouer leurs habitudes physiques et d’en écouter les exigences dans les nuances les plus fines.

    F. Nietzsche in Le Gai Savoir


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    In the ordinary theological universe, your duty is imposed onto you by God or society or another higher authority, and your responsibility is to do it. But in a radically atheist universe, you are not only responsible for doing your duty, you are also responsible for deciding what is your duty. There is always in our subjectivity, in the way we experience ourselves, a minimum of hysteria. Hysteria is what? Hysteria is the way we question our social, symbolic identity.

    What is hysteria at its most elementary? It's a question addressed at the authority which defines my identity.  It's "Why am I what you are telling me that I am?" In psychoanalytic theory, hysteria is much more subversive than perversion. A pervert has no uncertainties while, again, the hysterical position is that of a doubt, which is an extremely productive position. All new inventions come from hysterical questioning. And the unique character of Christianity is that it transposes this hysterical questioning onto God himself as a subject....

    How did we come to that unique point, which I think makes Christianity an exception? It all began with the Book of Job....

    No meaning in catastrophes. Here we have the first step in the direction of delegitimizing suffering. The contrast between Judaism and Christianity is the contrast between anxiety and love. The idea is that the Jewish God is the God of the abyss of the Other's desire. Terrible things happen. God is in charge, but we do not know what the big Other, God, wants from us. What is the divine desire? To designate this traumatic experience, Lacan used the Italian phrase, Che vuoi? "What do you want?" This terrifying question, "But what do you want from me?"

    The idea is that Judaism persists in this anxiety, like God remains this enigmatic, terrifying Other. And then Christianity resolves the tension through love. By sacrificing his son, God demonstrates that he loves us. So it's a kind of an imaginary, sentimental, even, resolution of a situation of radical anxiety.

    If this were to be the case, then Christianity would have been a kind of ideological reversal or pacification of the deep, much more shattering Jewish insight. But I think one can read the Christian gesture in a much more radical way. This is what the sequence of crucifixion in Scorsese's film shows us. What dies on the cross is precisely this guarantee of the big Other. The message of Christianity is here radically atheist. It's the death of Christ is not any kind of redemption or commercial affair in the sense of Christ suffers to pay for our sins. Pay to whom? For what? and so on. It's simply the disintegration of the God which guarantees the meaning of our lives. And that's the meaning of the famous phrase, Eli, Eli, Lama Sabachthani. "Father, why have you forsaken me?"

    Just before Christ's death, we get what in psychoanalytic terms we call subjective destitution, stepping out totally of the domain of symbolic identification, canceling or suspending the entire field of symbolic authority,
    the entire field of the big Other. Of course, we cannot know what God wants from us, because there is no God. This is the Jesus Christ who says, among other things, "I bring sword, not peace."  "If you don't hate your father, your mother, you are not my follower." Of course this doesn't mean that you should actively hate or kill your parents. I think that family relations stand here for hierarchic social relations. The message of Christ is, "I'm dying, but my death itself is good news. It means you are alone, left to your freedom.
    Be in the Holy Ghost, Holy Spirit, which is just the community of believers."

    It's wrong to think that the Second Coming will be that Christ as a figure will return somehow. Christ is already here when believers form an emancipatory collective. This is why I claim that the only way really to be an atheist is to go through Christianity. Christianity is much more atheist than the usual atheism, which can claim there is no God and so on. But nonetheless it retains a certain trust into the big Other. This big Other can be called natural necessity, evolution or whatever. We humans are nonetheless reduced to a position within a harmonious whole of evolution, whatever...

    Slavoj Zizek, the pervert guide of ideology, 2012.

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    "Tout à coup, se profilant derrière le cercle de la lune, en un mouvement très lent d'une immense majesté, un joyau bleu et jaune étincelant a commencé à grandir à l'horizon, une lumière, une sphère délicate de couleur bleu ciel parcourue de veines blanches légèrement tourbillonnantes, s'élevait graduellement comme une perle minuscule en se dégageant d'un immense océan de mystère opaque. Il m'a fallu quelque temps pour prendre pleinement conscience qu'il s'agissait là de la Terre… de notre chez-nous."
    (Edgar Mitchell, membre de l’équipage d’Apollo XIV) 
     

     



  • "Si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur et que l'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l'objet de la querelle (puisqu'on a perdu la partie) pour passer à l'adversaire, et à l'attaquer d'une manière ou d'une autre dans ce qu'il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec argumentum ad hominem. Ce dernier s'écarte de l'objet purement objectif pour s'attacher à ce que l'adversaire en a dit ou concédé. Mais quand on passe aux attaques personnelles, on délaisse complètement l'objet et on dirige ses attaques sur la personne de l'adversaire. On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier. C'est un appel des facultés de l'esprit à celles du corps ou à l'animalité. Cette règle est très appréciée car chacun est capable de l'appliquer, et elle est donc souvent utilisée. La question se pose maintenant de savoir quelle parade peut être utilisée par l'adversaire. Car s'il procède de la même façon, on débouche sur une bagarre, un duel ou un procès en diffamation.


    Ce serait une grave erreur de penser qu'il suffit de ne pas être soi-même désobligeant. Car en démontrant tranquillement à quelqu'un qu'il a tort et que par voie de conséquence il juge et pense de travers, ce qui est le cas dans toute victoire dialectique, on l'ulcère encore plus que par des paroles grossières et blessantes. (...)
    
Rien n'égale pour l'homme le fait de satisfaire sa vanité, et aucune blessure n'est plus douloureuse que de la voir blessée. (D'où des tournures telles que "l'honneur avant tout", etc). Cette satisfaction de la vanité naît principalement du fait que l'on se compare aux autres, à tout point de vue, mais surtout au point de vue des facultés intellectuelles. C'est justement ce qui se passe effectivement et très violemment dans toute controverse. D'où la colère du vaincu, sans qu'on lui ait fait tort, d'où son recours à ce dernier expédient, à ce dernier stratagème auquel il n'est pas possible d'échapper en restant soi-même poli. Toutefois, un grand sang-froid peut être la aussi salutaire : il faut alors, dès que l'adversaire passe aux attaques personnelles, répondre tranquillement que cela n'a rien à voir avec l'objet du débat, y revenir immédiatement et continuer de lui prouver qu'il a tort sans prêter attention à ses propos blessants, donc en quelque sorte, comme dit Thémistocle à Eurybiade : "Frappe, mais écoute.". Mais ce n'est pas donné à tout le monde.

    La seule parade sûre est donc celle qu'Aristote a indiquée dans le dernier chapitre des Topiques : ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l'on connaît et dont on sait qu'ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule. Et dans le but de s'appuyer sur des arguments fondés et non sur des sentences sans appel ; et pour écouter les raisons de l'autre et s'y rendre ; des gens dont on sait enfin qu'ils font grand cas de la vérité, qu'ils aiment entendre de bonnes raisons, même de la bouche de leur adversaire, et qu'ils ont suffisamment le sens de l'équité pour pouvoir supporter d'avoir tort quand la vérité est dans l'autre camp. Il en résulte que sur cent personnes il s'en trouve à peine une qui soit digne qu'on discute avec elle. Quant aux autres, qu'on les laisse dire ce qu'elles veulent car desipere est juris gentium (C'est un droit des gens que d'extravaguer) et qu'on songe aux paroles de Voltaire "La paix vaut encore mieux que la vérité." Et un proverbe arabe dit : "À l'arbre du silence est accroché son fruit : la paix."

    Toutefois, en tant que joute de deux esprits, la controverse est souvent bénéfique aux deux parties car elle leur permet de rectifier leurs propres idées et de se faire aussi de nouvelles opinions. Seulement, il faut que les deux adversaires soient à peu près du même niveau en savoir et en intelligence. Si le savoir manque à l'un, il ne comprend pas tout et n'est pas au niveau. Si c'est l'intelligence qui lui manque, l'irritation qu'il en concevra l'incitera à recourir à la mauvaise foi, à la ruse et à la grossièreté." 

    in Dialectique éristique, Arthur Schopenhauer, 1831

     

     


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  • ...
    Telle conversation nouée au hasard d’un voyage en chemin de fer et les quelques phrases auxquelles on accepte d’acquiescer pour éviter une dispute, alors qu’on sait très bien que la logique de leurs conséquences est fatalement meurtrière, voilà déjà une première trahison. Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication : il suffit de l’exprimer dans un contexte inadéquat et sur la base d’un mauvais consensus pour en miner la vérité. Chaque fois que je vais au cinéma, j’en sors plus bête et pire que je n’y suis entré, malgré toute ma vigilance. Être sociable, c’est déjà prendre part à l’injustice, en donnant l’illusion que le monde de froideur où nous vivons maintenant est un monde où il est encore possible de parler les uns avec les autres ; tel propos affable et sans conséquence contribue à perpétuer le silence, car les concessions que l’on fait à son interlocuteur le rabaissent doublement – en lui-même et en la personne de celui à qui s’adresse à lui. Dans les rapports affables, il y a toujours eu un principe mauvais qui, avec l’esprit égalitaire, se développe dans toute sa brutalité. Être condescendant ou penser qu’on vaut pas mieux que les autres, cela revient au même. En s’adaptant à la faiblesse des opprimés, on justifie dans une telle faiblesse les conditions de domination qu’on présuppose et l’on développe soi-même ce qui faut de grossièreté, d’apathie et de violence pour exercer cette domination. Quand en plus, dans la phase toute récente où nous nous trouvons, la pose condescendante a disparu et qu’on ne voit plus que le rapprochement égalisateur, alors le rapport de classes qui se trouve ainsi nié ne s’en impose que d’une façon autant plus implacable, car le pouvoir reste complètement masqué. Une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. Dès qu’on rentre dans le jeu, dès qu’on se montre humain dans les contacts et dans l’intérêt qu’on témoigne aux autres, on ne fait que camoufler une acceptation tacite de l’inhumain. Il faut être du côté des souffrances des hommes; mais chaque pas que l’on fait du côté de leurs joies est un pas vers un durcissement de la souffrance.

    Minima Moralia, Theodor W. Adorno

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  • L'ordre règne à Berlin - Francesco Masci



  • 31. Le touriste ne va pas à Marzahn. Je ne parle pas du touriste qui voyage à Berlin pour visiter le Reichstag et la coupole transparente de Norman Forster, l'île aux musées, et qui est perpétuellement à la chasse de morceaux du mur à l'authenticité douteuse. Non, pour celui-là, cet exemplaire d'une race si facilement méprisée, cette éternelle incarnation de l'autre, la question ne se pose même pas. Pour quelle raison devrait-il se rendre jusqu'à Marzahn, tout à l'est de la ville? je parle d'un autre touriste, celui qui part à Berlin vivre le jeu réactif de la révolte. Le voici donc à Friedrichshain, dans la Rigaerstrasse par exemple, où avec son enfilade de squats scénographiques - le drapeau des pirates flotte au vent pour faire plaisir aux enfants -, il trouvera ponctuels tous les événements qui le devancent toujours et le font exister : les citations pédantes d'Agamben, Butler ou Rancière comme dans les campus américains chez la future classe moyenne dirigeante, un sens inné de la mise en scène et de la représentation de soi, l'autoréférentialité déguisée en histoire, des ennemis inexistants et le soutien inconditionnel de la mairie. sans oublier les produits souvenirs, les bons vieux slogans, qui datent de l'East Village des lointaines années 1920 ou même de Paris 1968, commercialisés dans des sacs en jute, des tee-shirts, des autocollants à ramener chez soi ou à arborer à la prochaine promenade anticapitaliste. Le touriste de la révolte voyageait pour se reconnaître, il s'attendait à Friedrichshain et il s'est retrouvé. Il n'ira pas plus loin. Il n'ira pas à Marzahn. Dans le vide des barres de l'époque RDA à l'abandon, parmi des bandes de skinheads à l'hostilité inassimilable sur lesquelles ne se réfléchit pas le regard bienveillant des sociologues, sa figure n'ayant pas été prévue, il deviendrait tout simplement inexistant. Son passe-temps collectivisé est certes bien divertissant, mais il a tout de même des limites. Ce n'est pas lui qui décide où et quand il faut jouer. L'entertainment est la meilleure défense de la société contre le chaos qu'elle-même engendre. C'est une affaire trop sérieuse pour laisser à ses sujets la liberté de pouvoir y renoncer.

    in Entertainment! apologie de la domination,
    Francesco Masci, 2011, Alia

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  • Un poète disait : "Quand la parole est brûlée vive, l'homme ne meurt ni ne vit."
    Toute société produit la vision du principe, un au-delà de la foule des morts, la mise ne scène des origines, qui sert d'écran à l'homme contre l'Abîme, et lui sert de Miroir où il se voit naissant, vivant, mourant, dans des récits mythologiques, religieux, historiques, et aujourd'hui scientifiques.
    Ah! l'enchantement, les trucages, les machinistes qui mettent en scène ce principe logique, que nous appelons en Occident le Père, auquel sont accrochées les lois civiles.
    Mais, qui nous assure que tout cela n'est pas fou? Les arts, toujours premiers pour dire la vérité.
    Fabriquer l'homme, c'est lui dire la limite. Fabriquer la limite, c'est mettre en scène l'idée du Père, adresser aux fils de l'un et l'autre sexe l'Interdit.
    Le Père est d'abord une affaire de symbole, quelque chose de théâtral, l'artifice vivant qui déjoue la société des sociologues et la science des biologistes.
    Découvrant les coulisses de la construction humaine, la civilisation occidentale s'est crue affranchie de théâtre et de ses règles, des places assignées et du drame qui s'y joue.
    Elle regarde avec des yeux d'aveugle Oedipe roi, La Flûte enchantée, la grande scène rock, les murs de la ville tatoués par les taggers.
    Nous prétendons transformer en folklore la plainte humaine de tous les temps, pour entrer, dit-on, dans l'ère du plaisir et du bon plaisir.
    Nous gérons, et la fabrique généalogique tourne à vide, les fils destitués, l'enfant confondu avec l'adulte, l'inceste avec l'amour, le meurtre avec la séparation par les mots.
    Sophocle, Mozart et tous les autres, redites-nous la tragédie et l'infamie de nos oublis.
    Enfants meurtriers, adolescents statufiés en déchets sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite, votre solitude nue témoigne des sacrifices humains ultramodernes.
    ...

    Pierre Legrendre, La fabrique de l'homme occidental, 1996, p. 26

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  • "Travailler à bien penser, voilà le principe de la morale"

    Pascal


  •  (...) C'est là qu'il faut opposer la généalogie strictement nietzschéenne à la généalogie classiquement historiciste (la recherche des origines, des influence, etc.). La généalogie classique, à propos du nazisme, s'est illustrée dans la recherche des éléments proto-fascistes pour construire le noyau à partir duquel le nazisme s'est formé (…). La généalogie nietzschéenne, en revanche, tient pleinement compte de la rupture que constitue un nouvel événement historique :  aucun des prétendus éléments proto-fascistes n’est fasciste per se ; ce qui les rend fascistes n'est que leur articulation singulière, ou, pour reprendre un terme de Stephen Jay Gould, ces éléments sont « ex-aptés » par le fascisme. Pour le dire autrement, il n’y a pas de "fascisme avant la lettre", pour la bonne raison que c’est la lettre elle-même (la nomination) qui fait tenir ensemble le faisceau des éléments qui fait le fascisme.

    Slavoj Žižek, Bienvenue dans le désert du Réel, 2002.


  • Jacques Lacan Mettez-vous là à Louvain en 1972
     
    → Young Prick Regulated !
    Prétention et arrogance... Laïos, commence d'abord par lire
    (autre chose que des écrivains-journalistes...)


  • ...

    Jiri Kratochvil Leader of the world tag graffiti 2011


  • affiche conférence zizek slavoj Bozar novembre 2011


  •  J'aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d'amandes, l'odeur du foin coupé (j'aimerais qu'un « nez » fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy , avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur les petites routes du Sud  Ouest, le coude de l'Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.

    Je n'aime pas:
    les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après  midi, Satie, Bartok, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d'enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l'orgue, M. A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico  sexuel, les scènes, les initiatives, la fidé­lité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.


    J’aime, je n'aime pas: cela n'a aucune importance pour personne; cela, apparemment, n'a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n'est pas le même que le vôtre.
    Ainsi, dans cette écume anar­chique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d'une énigme corporelle, appelant complicité ou irrita­tion.
    Ici commence l'intimidation du corps, qui oblige l'autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu'il ne partage pas.

    (Une mouche m'agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n'avais pas tué la mouche, c'eût été par pur libéralisme: je suis libéral pour ne pas être un assassin.)



    Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes. 1975.


  • Noble et Vil - Aux gens vulgaires tous sentiments nobles, généreux paraissent dénués d'utilité pratique et, pour cette raison, tout d'abord suspects : ils clignent de l'œil dès qu'ils en entendent parler, avec l'air de dire : "sans doute se cache-t-il là quelque bénéfice, on ne saurait tout percer à jour" : ils sont pleins d’aigreur à l’égard de l’homme noble qu’ils soupçonnent de chercher son profit par des voies détournées. S'ils se voient par trop convaincus de l'absence d'intérêts et de gains personnels, voila que l'homme noble n'est plus à leurs yeux qu'une sorte de fou : ils méprisent ses joies et se moquent de l'éclat de ses yeux. « Comment peut-on se réjouir de souffrir un préjudice, comment s’y exposer sciemment ! Il faut croire que la noble affection repose sur quelque maladie de la raison », - ainsi pensent-ils et observent-ils avec un air de mépris : de ce mépris qu’ils ont pour les joies que le  fou puise dans son idée fixe. La nature vulgaire est en ceci remarquable qu’elle ne perd jamais de vue son profit et que cette pensée orientée par l’utilité et le profit est plus forte que les plus fortes impulsions : ne point se laisser égarer par ses impulsions dans des actions inutiles – voilà sa sagesse et son amour-propre. Comparée à elle la nature supérieure est plus déraisonnable (…)
    La déraison ou la raison pervertie de la passion, voilà ce que le vulgaire méprise chez l’être noble, d’autant plus que cette passion se porte sur des objets dont la valeur lui paraît absolument chimérique et arbitraire. S’il se fâche à la vue de celui qui succombe à la passion du ventre, il comprend tout de même la tyrannie de ce genre de plaisir ; en revanche, il ne comprend guère que par exemple on puisse, pour l’amour d’une passion de la connaissance, risquer sa santé et son honneur. Le goût des natures supérieures se porte sur des exceptions, sur des objets qui d’ordinaire laissent indifférent et semblent dénués de saveur : la nature supérieure a un singulier jugement de valeur. (…)
    Il est fort rare qu’une nature supérieure dispose encore d’assez de raison pour comprendre et traiter les gens de la vie quotidienne en tant que tels : le plus souvent elle croit à sa passion comme étant la passion secrète de tous, et précisément dans cette croyance elle est toute pleine d’ardeur et d’éloquence. Si dès lors de pareils hommes exceptionnels ne s’éprouvent pas eux-mêmes comme des exceptions, comment pourraient-ils jamais comprendre les natures vulgaires et apprécier équitablement la règle ! – De la sorte eux aussi parlent de la folie, de l’inopportunité, des songeries fantasques de l’humanité, pleins d’étonnement devant  la course insensée de ce monde et son impénitence à l’égard de cela même « qui lui serait nécessaire ». – Voilà l’éternelle injustice des nobles.

    Le gai savoir, 1882. 

     


  • "Travail et ennui. - Chercher du travail en vue du salaire - voilà en quoi presque tous les hommes sont égaux dans les pays civilisés : pour eux tous, le travail n'est qu'un moyen, non pas le but en soi ; aussi bien sont-ils peu raffinés dans le choix du travail, qui ne compte plus à leurs yeux que par la promesse du gain, pourvu qu'il en assure un appréciable. Or il se trouve quelques rares personnes qui préfèrent périr plutôt que de se livrer sans joie au travail ; ce sont ces natures portées à choisir et difficiles à satisfaire qui ne se contentent pas d'un gain considérable, dès lors que le travail ne constitue pas lui-même le gain de tous les gains. A cette catégorie d'hommes appartiennent les artistes et les contemplatifs de toutes sortes, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages ou dans des intrigues et des aventures amoureuses. Tous ceux-là veulent le travail et la nécessité pour autant qu'y soit associé le plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s'il le faut. Au demeurant, ils sont d'une paresse résolue, dût-elle entraîner l'appauvrissement, le déshonneur, et mettre en danger la santé et la vie. Ils ne craignent pas tant l'ennui que le travail sans plaisir : ils ont même besoin de s'ennuyer beaucoup s'ils veulent réussir dans leur propre travail. Pour le penseur comme pour tous les esprits sensibles l'ennui est ce désagréable "calme plat" de l'âme, qui précède l'heureuse navigation et les vents joyeux : il faut qu'il supporte, qu'il en attende l'effet : - c'est là précisément ce que les natures les plus faibles ne peuvent absolument pas obtenir d'elles-mêmes! Chasser l'ennui de soi par n'importe quel moyen est aussi vulgaire que le fait de travailler sans plaisir. (...)"

    Le gai savoir, 1882.

    Alors j'aurais peut-être l'air ici de "faire de nécessité vertu" en ce qui me concerne mais non, je sais, il s'agit d'arriver à concrètement faire son propre travail et pas dans 60 ans...