• Lorsqu'on a plus que le trouble pour soi...

     

    Il est clair qu'il y a deux mondes qui s'affrontent :

    celui où l'individuation est réelle, créatrice et dont le talent est mutilé par des approches trop verticales, pas assez respectueuses de l'expertise propre, sans parler du fait que seule cette approche de gouvernance est réellement efficace en terme de compréhension de la complexité des enjeux, et surtout de la finesse de la réponse à apporter. Mais hélas, le haut niveau d'individuation des individus est ici nécessaire pour rendre cette approche efficace.

    Face à cela, il y a l'autre monde dans lequel les individus sont plus épris d'individualisme, et non d'individuation, parfois plus précaires, plus court-termistes, moins conscient de la spécificité des enjeux actuels, et qui oscillent entre l'appel à l'aide et la vision très illusoire d'un homme providentiel, et simultanément le refus d'un gouvernement des élites, jugées trop oligarchiques, pas assez exemplaire pour être digne d'être reconnues comme chefs.

    Le deuxième grand mouvement qui structure la société, actuellement, est bel et bien ressentimiste, du moins avec de fortes tendance à l’être : les individus sont piégés, alternant agressivité et dénigrement ; puérils, ils se sentent démunis, sans pour autant s'engager pour s’extraire de la posture de victimes. Phénomène qui fait écho à la situation clinique bien connue des patients produisant de la non-issue. Ces derniers sont extrêmement ingénieux dans l'absence de solution ; tout ce qui est proposé a déjà été tenté et c'est révélé inefficace ; tout ce qui n'a pas été tenté est dévalorisé. Leur arrogance est immense - sans doute le seul rempart défensif contre l'envahissement définitif de la mésestime de soi -, ils savent mieux que personne, eux qui ne produisent pas de solution, ce qu’est une issue. Et là, il n'y en a pas. Contre cette volonté farouche d'empêcher la production d'une issue, à la limite de la psychose, il n'est pas simple de se positionner : proposer une issue, voire plusieurs, est inmanquablement rejeté - ces patients trouvant encore leur seule jouissance dans la mise en échec de leur analyste  - ne rien proposer n'enraie pas pour autant la répétition dans la non-issue. Il faut trouver un autre seuil où œuvrer, un espace où la rivalité mimétique n'a plus de prise, ou la « comparaison » comme dirait Fanon, cesse. Il faut les sortir de ce narcissisme d'être inconsolable ou inguérissable.

    Ce refus de l'issue est pour le malade psychique le seul signe qu'il possède encore de son sujet ; telle est sa manière de faire sujet, lui ôter ce « négatif » le rend plus agressif encore. Lorsqu'on a plus que le trouble pour soi, il est quasiment impossible de l'abandonner.

     

     in "Ci-gît l'amer, guérir du ressentiment", Cynthia Fleury, Gallimard, 2020.

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